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Ofac, péril en la demeure

 

BOUSSOLE

 

Le monde de la banque libanaise est affairé. À juste titre. Les sanctions guettent l’ensemble du système financier. Elles nous tombent d’Ofac (Office of Foreign Assets Control, bureau spécialisé au sein du ministère des Finances, le Treasury Department), en application de la loi anti-Hezbollah du Congrès américain. L’envoyé du Trésor de passage au Liban le 17 mai, Daniel Glaser, a beau prétendre faire la part des choses entre la sanction du système bancaire et celle du Hezbollah, l’inquiétude est grande. Ce n’est d’ailleurs pas sa première visite à Beyrouth. Contrairement à ses passages antérieurs, notamment en 2013, cette fois il ne nous a pas « félicités ».
Il suffit qu’Ofac gèle la banque correspondante de New York, obligatoire pour tout transfert de fonds en dollars, pour que l’une ou l’autre banque libanaise coule derechef, avec le risque immédiat que s’effondre le système de compensation interbancaire. Les secousses qui ont suivi le « sanctionnement » par le Trésor américain de la Lebanese Canadian Bank il y a trois ans continuent à ébranler le pays jusqu’à ce jour, tellement les transactions et dettes sont enchevêtrées légalement entre les banques libanaises, la Banque centrale (Banque du Liban, BdL) et le système international. Si les banques occidentales quittent le pays discrètement, le signal occasionné par leur départ furtif est troublant. Après ABN Amro, Citibank et la Standard Chartered, c’est la très globale HSBC qui met les bouts. Nous n’avons plus aucune banque occidentale directement présente sur le marché financier libanais.
Les trois pouvoirs sont contre nous aux États-Unis. C’est un badge d’honneur inquiétant. Le Congrès, évidemment aiguillonné par le lobby israélien, a donné le ton dans la loi anti-Hezbollah passée à l’unanimité des deux Chambres. Un veto de l’exécutif n’est pas inhabituel pour un président en désaccord avec la majorité républicaine du Congrès. Même si la loi anti-Arabie saoudite actuellement devant le Congrès est votée, par exemple, le président Obama a clairement signifié qu’il la bloquera par son veto. Un jour après le passage de la loi anti-Hezbollah par le Congrès, par contre, le président s’est empressé de la promulguer le 18 décembre dernier.
Le département du Trésor a établi des directives détaillées et longues que notre BdL, peu initiée en la matière, s’efforce de déchiffrer. Pour faire court, les sanctions ne touchent plus seulement le Hezbollah et ceux désignés comme ses soutiens financiers, les SDGTs (Specially Designated Global Terrorists), une centaine de Libanais riches, pratiquement tous chiites. Elles touchent à présent ceux qui traitent indirectement avec le Hezbollah. Avec trois ministres et un territoire où il fait la loi, sa mainmise sur maints secteurs névralgiques, sa fierté de son arsenal de missiles, sans compter la construction et reconstruction d’un bon quart du pays, dont une banlieue sud dense comme une ville ; comment convaincre un enfant, sinon le département du Trésor américain, que nous tournons le dos économiquement à nos compatriotes et ne daignons pas travailler avec eux ? En un mot, nous sommes tous devenus passibles des sanctions américaines.
C’est Sisyphe, et il ne faut pas se faire d’illusions sur la trajectoire d’un canard dorénavant boiteux jusqu’à janvier 2017. Le président lui-même n’a manifesté, contrairement à son prédécesseur, aucun intérêt pour notre pays et ne fera rien jusqu’à la fin de son mandat. Son conseiller direct pour la région à la Maison-Blanche, Robert Malley, cynique sur la Syrie et frustré sur la Palestine, est un homme encore moins bien disposé envers le Liban. Notre lobby n’est pas assez puissant, et nous n’avons même plus d’ambassadeur en titre à Washington. Le ministre libanais des Affaires étrangères est un allié ouvert du Hezbollah. Quant à l’ambassadrice des États-Unis au Liban, nommée en juillet 2015 par l’administration, elle n’a pas encore été confirmée par le Sénat.
Si l’exécutif et le législatif soutiennent en bloc la loi et les mesures extraterritoriales qu’elle impose, une complication supplémentaire provient de l’absence de recours judiciaire au sein des États-Unis, et les perspectives internationales ne sont pas faciles à naviguer. Ce n’était pas toujours ainsi. Mais après la décision Bank Markazi de la Cour suprême, qui a condamné l’Iran à payer deux milliards de dollars malgré le pacte nucléaire en vigueur, les juges américains ne nous écouteront pas aisément sur le sujet dérivatif d’un parti honni aux États-Unis.
En l’absence d’un président au Liban, et dans le gel effectif du pouvoir législatif, la BdL est seule dans son combat. Les délégations de l’Association des banques libanaises à Washington, ainsi que celles du ministère des Finances et de notre Parlement moribond ne feront pas bouger les choses d’un iota, car notre argument est négatif. Nous devons prouver que le Hezbollah ne s’oppose pas aux États-Unis (!?), ou que l’ensemble des acteurs financiers et économiques ne traitent pas avec lui. Devant l’absurdité de notre situation, seule une conjoncture régionale tragique joue en notre faveur, réalité tout aussi négative. L’Occident sait que si les sanctions effondrent le secteur bancaire libanais, plus d’un million de réfugiés syriens mourront littéralement de faim, et que tous les Libanais risquent de se retrouver dans la situation des Irakiens sous l’embargo implacable des années 1990-2003.
Il faut alors calfeutrer, tergiverser, faire le mort ou le beau, c’est à ce quoi est réduite la BdL. Peut-elle faire plus ? Ce n’est pas le genre de son gouverneur, qui s’est maintenu à sa tête pendant vingt ans en louvoyant dans un factionnalisme surréel. Son expérience est grande, mais la vague américaine le dépasse à présent, et il n’a pas la trempe nécessaire pour en faire une affaire de principe sur la victimisation d’un peuple qui n’en peut mais, alors que les ministères des Affaires étrangères iranien et américain sont à tu et à toi. Ce n’est d’ailleurs pas son boulot.
À défaut de pouvoir contrer un jeu américain où presque tous les dés sont pipés, il faut dire les choses comme elles sont. Seul un président qui n’est pas imposé par le Hezbollah peut relancer la donne. Nous en sommes loin. On comprend dès lors la nasse où nous nous trouvons. Le péril est désormais en la demeure. Il faut une autre armature juridique et morale pour sortir de l’ornière.