Il y a quelques mois seulement, ce n’était encore que l’un parmi d’autres de ces obscurs groupes armés échappés, telles des météorites, de la sombre nébuleuse d’el-Qaëda pour débouler à grand fracas sur l’arène syrienne. Voici soudain que l’Émirat islamique d’Irak et du Levant s’affirme comme l’engin le plus performant, et donc le plus dangereux, jamais sorti des usines Ben Laden.
Entre soir et matin, le calife en puissance Abou Bakr al-Baghdadi s’est acquis une notoriété égale que celle du sulfureux père fondateur. Après avoir enfoncé au bulldozer la presque centenaire ligne Sykes-Picot séparant l’Irak et la Syrie, il contrôle, des faubourgs d’Alep aux portes de Bagdad, bien plus de territoire que n’en a jamais rêvé Ben Laden ; il détient en outre désormais un colossal stock d’armement pris aux forces gouvernementales irakiennes. Et surtout, al-Baghdadi est considérablement plus riche que le prodigue Oussama : maître des puits de pétrole de l’antique Assyrie, il vient de faire main basse aussi sur le véritable trésor en lingots d’or et devises que recelaient les banques et offices gouvernementaux de Mossoul et Kirkouk.
Tant de bouleversements en l’espace de quelques jours, comment cela a-t-il pu être possible? Pour logique que soit l’enchaînement des faits, la situation ne manque pas de renversants paradoxes. Face à l’avance fulgurante des islamistes, l’armée irakienne, infiniment supérieure pourtant en effectifs et en armement, n’a pas combattu, livrant volontiers ses positions aux envahisseurs. La raison directe en est la radicalisation croissante des militaires sunnites irakiens résultant de la politique discriminatoire et revancharde du Premier ministre chiite et vassal de l’Iran Nouri al-Maliki. L’explication plus lointaine réside, elle, dans la dissolution de l’armée de métier irakienne décrétée par les Américains dès la chute de Saddam Hussein, ce qui n’a pas peu contribué au sanglant chaos dans lequel a vite sombré le pays.
Ce tumultueux passé n’a pas fini de rattraper cette partie du monde, et avec elle l’actuelle administration US. Car c’est bien sur les catastrophiques séquelles des équipées de George W. Bush que Barack Obama a bâti sa popularité, c’est en s’engageant à rapatrier les boys qu’il a été élu, et c’est en tenant promesse qu’il a été réélu. Et si Obama s’est montré avare de son soutien effectif à l’opposition syrienne à un moment où elle n’était pas encore gangrenée par les islamistes, il ne peut pas cette fois tourner le dos au cauchemar car il y va manifestement de bien davantage que l’Irak : pays où sont d’ailleurs installés une vingtaine de milliers de civils américains œuvrant dans divers programmes d’assistance au gouvernement de Bagdad. S’il exclut totalement tout engagement terrestre, le président des États-Unis évoque néanmoins l’éventualité de frappes aériennes : cela sans trop s’arrêter apparemment au fâcheux souvenir du pétard mouillé que fut sa vaine menace de sévir par les airs contre l’armée syrienne, coupable d’avoir usé de l’arme chimique contre la population.
Piquant détail, cependant : pour peu qu’ils passent à l’action, les États-Unis se retrouveront en état de partenariat actif (pour ne pas dire de camaraderie d’armes) avec l’Iran, protecteur du régime irakien : ce même Iran avec lequel ils entretiennent déjà, il est vrai, un dialogue en profondeur, à la grande irritation d’Israël. Quelle serait par ailleurs la réaction de ces monarchies pétrolières, alliées de Washington, qui financent les groupes islamistes en Syrie mais ne les tolèrent guère à l’intérieur de leurs propres frontières ? Par-dessus tout, quelles perspectives ce nouveau et terrifiant Moyen-Orient en gestation laisse-t-il aux peuples de cette région, qui, à l’ombre de la confrontation entre sunnites et chiites, se voient offrir le choix entre ces deux maux également épouvantables : de sanguinaires tyrannies dites laïques ici, et de non moins sanguinaires fascismes religieux là…
Un cinglé de la gâchette suivi, à la Maison-Blanche, d’un homme à la frilosité devenue proverbiale : c’est à croire qu’à Washington comme dans notre partie du monde, la théorie des extrêmes continue de faire loi.