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Oui… mais

L’ÉDITO

 

Cela sautait aux yeux : samedi soir, au centre-ville, ce sont deux manifestations quasi distinctes, et non pas une seule, qui ont paralysé le cœur de Beyrouth. Deux manifestations qui ont reflété des motivations diverses, nébuleuses ou inavouables, suivant le cas.

À la place des Martyrs, des dizaines de milliers de personnes ont véhiculé un message diffus et largement disparate, certes, mais ayant pour toile de fond un ras-le-bol généralisé à l’égard de l’incapacité de « tous » les responsables à assurer une bonne gestion des services publics. Cette fronde populaire est, à n’en point douter, justifiée, légitime et, surtout, nécessaire. Elle constitue en effet un sursaut salutaire face au scandale des déchets, et elle exprime aussi, entre autres, une colère certaine contre la manière avec laquelle la crise chronique de l’électricité a été traitée par les différents ministres qui ont pris en charge le portefeuille de l’électricité ces dernières années, si bien que 25 ans après la fin (officielle) de la guerre, l’approvisionnement en courant ne fait que diminuer alors que des promesses fermes avaient été faites dans le sens d’une abolition totale du rationnement en 2015.

Il reste que ce soulèvement mû par le sentiment de ras-le-bol est menacé à plus d’un niveau. Il l’est d’abord par les acteurs de « l’autre » manifestation, celle qui s’est produite en fin de soirée à la place Riad el-Solh où des groupes de jeunes se sont dépensés à tout mettre en œuvre en vue de provoquer les forces de l’ordre, lançant en outre des slogans qui reflètent clairement des desseins politiques totalement étrangers aux motivations exprimées à la place des Martyrs. Le danger réside de ce fait dans la manipulation de la grogne populaire par une faction occulte dans le but de réaliser des objectifs macropolitiques inavouables, et peut-être même transnationaux, en rapport avec le contexte régional présent.

L’autre danger qui plane sur cette fronde est spécifique au mouvement en tant que tel. Les motivations nébuleuses exprimées par ceux qui sont descendus dans la rue allaient dans tous les sens et ne reflétaient aucune ligne directrice concrète, aucune esquisse de dénominateur commun traduisible dans les faits. Un mouvement de révolte populaire qui n’est pas encadré, qui ne se fixe pas des objectifs bien précis et réalisables finit soit par s’essouffler rapidement, soit par déboucher sur le chaos généralisé. Une évidence s’impose à cet égard : les problèmes en rapport avec les services publics (déchets, électricité, état des routes, etc.) sont rassembleurs et fédérateurs ; la politique, par contre, est source de dissensions… Partant de ce postulat, la conclusion s’impose d’elle-même pour la détermination rationnelle et minutieuse des objectifs à atteindre.

Le piège de la politisation se traduit inéluctablement par des slogans démagogiques qui sont peut-être enthousiasmants et intellectuellement stimulants, mais qui n’en demeurent pas moins souvent trompeurs. Tel est le cas, plus particulièrement, du leitmotiv de l’abolition du système confessionnel. Une nette distinction devrait être établie sur ce plan entre, d’une part, le fanatisme et le comportement sectaires – qui, eux, devraient être combattus – et, d’autre part, le communautarisme, en l’occurrence la participation des communautés à l’exercice du pouvoir à ses différents échelons, comme le prévoit Taëf et qui, dans le contexte présent, est incontournable et représente même un impératif, eu égard aux développements qui ébranlent l’ensemble de la région. Le système confessionnel au Liban est profondément ancré dans les réalités socioculturelles du pays. Preuve en est qu’il remonte à l’époque de l’Empire ottoman. Dans son testament politique, l’ancien chef de la communauté chiite, Mohammad Mehdi Chamseddine, a exhorté sans ambages ses coreligionnaires à reléguer aux oubliettes la revendication de l’abolition du confessionnalisme. L’ancien ministre Michel Eddé va plus loin : il propose le système communautariste libanais comme modèle pour les sociétés européennes qui ont perdu leur homogénéité sociale du fait de la poussée démographique de leur composante musulmane.

Le débat sur ce plan est très ancien et reste ouvert. Entraîner le mouvement de fronde populaire sur cette voie reviendrait à faire fausse route et à donner libre cours à toute sorte de manipulation politique occulte. Le sursaut salutaire de la société civile se retrouverait englué, auquel cas, dans des sables mouvants qui lui seront inéluctablement fatals.