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Il y a peu, on les appelait des États faillis : en proie à la guerre ou bien alors à la corruption effrénée des dirigeants en place, ils n’arrivaient plus à remplir leur mission et à assumer leurs obligations les plus basiques envers leurs propres citoyens. Un peu comme ces caisses de verroterie requérant l’attention des manutentionnaires, ces États-là ont droit désormais à l’appellation, tout de même plus charitable, de fragiles, ou encore de faibles. Mais cela y change-t-il vraiment quelque chose ?
Dans la liste annuellement établie par l’ONG Fund for Peace, en collaboration avec la prestigieuse revue Foreign Policy, le Liban n’occupe à ce jour que la 42e place, après l’Angola et avant le Cambodge. Mais depuis des années, il ne cesse de remonter la fatidique pente, au haut de laquelle trônent des pays tels que l’Afghanistan, le Tchad, le Yémen, la Somalie, la Syrie, l’Irak, Haïti et autres destinations de cauchemar.
En panne de présidence de la République tout autant que de services publics, affligé d’un Parlement deux fois déjà autoreconduit et d’un gouvernement qui a du mal à se réunir, impuissant enfin à étendre une autorité sans rivale sur la totalité de son territoire, telle est aujourd’hui la peu flatteuse image de l’État libanais. Et si, en ce moment précis, on serait bien tenté de le qualifier de failli, ce n’est pas parce qu’il est en banqueroute, que sa trésorerie est à sec et qu’il est contraint de déposer son bilan. Si total est en effet le blocage délibéré des institutions que l’État s’est trouvé, ces derniers temps, dans l’incapacité de disposer de ses fonds, ne serait-ce que pour rémunérer ses propres serviteurs : à commencer par les plus précieux de ceux-ci, l’armée et les autres forces de sécurité.
Dernière institution encore debout, l’armée est inondée de louanges, mais elles sont loin d’être toujours sincères. Car non seulement la milice lui dispute ses responsabilités nationales en matière de défense ; non seulement le drame des deux douzaines de militaires retenus en otage par les radicaux islamistes a cessé de troubler le sommeil des responsables, mais les querelles autour de la désignation d’un nouveau commandant ont conduit à la paralysie du Conseil des ministres. L’incroyable résultat en est que durant près de deux mois, ceux-là même qui nous protègent au péril de leur vie se sont vu dénier leur unique, et souvent modeste, moyen de subsistance. Ce n’est qu’en recourant à un subterfuge, et en engageant sa responsabilité personnelle pour puiser dans les réserves budgétaires d’un pays qui roule depuis une entière décennie sans budget formel, que le chef du gouvernement Tammam Salam parvenait, lundi, à assurer le paiement des soldes.
À peine venait-il d’être assuré que l’amer pain des soldats prenait aussi un goût de sang : celui de ces deux jeunes militaires tués par balles le jour même, alors qu’ils opéraient une perquisition dans un boui-boui de Maameltein servant de repaire à des trafiquants. Recherchés de longue date par la justice, ceux-ci ont bénéficié, comme d’autres criminels, de protections occultes qui leur ont permis de circuler longtemps en toute impunité ; cela ne rend que plus tristes les sacrifices régulièrement consentis par les forces de l’ordre. Plus tristes et, pire encore, plus scandaleusement gratuits.