En toute liberté
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Michel Aoun est un homme assez intelligent pour savoir que son élection à la présidence de la République, si elle est saluée avec un enthousiasme délirant par ses partisans, est tout aussi violemment décriée par une large tranche de l’opinion. Ce sont là des réactions épidermiques normales. Mais il doit être évident, aux yeux de tous, qu’un homme seul ne fera pas la différence. C’est la dynamique du compromis initial qui a rendu possible son élection, laquelle doit se prolonger dans les mois et années à venir pour produire une différence, déclencher une spirale vertueuse qui nous sortira progressivement de la culture du clientélisme, du népotisme et de la corruption triomphants.
Pour accepter ce qui paraît inacceptable, il faut tenter de passer du court au long terme. Cela implique que l’on dépasse le légalisme constitutionnaliste avec lequel on juge l’événement, et que l’on relativise la gaine étriquée dont on essaie d’habiller l’actualité politique, pour une vue plus ample où les acteurs politiques ne sont plus définis par leurs qualités et leurs défauts, mais par la dynamique même qui les a portés au pouvoir. Ces acteurs incarnent un moment de l’histoire, dans la logique du temps et de l’époque où ils vivent.
Michel Aoun doit savoir pour commencer qu’il est aujourd’hui, avec les autres acteurs de la crise politique libanaise, le témoin d’un conflit planétaire qui déchire le monde arabe et islamique entre chiites et sunnites ; il lui faut donc agir selon les valeurs de la culture dont il est dépositaire, non pour aiguiser, mais pour apaiser ce conflit en y apportant la clé du dépassement de la lettre de la Loi, qui est l’un des fondements de la foi chrétienne. Apaiser ce conflit au Liban, comme son élection nous prépare à le faire, voilà ce qui, plus que toute autre chose, doit caractériser le nouveau mandat qui commence aujourd’hui. On remplirait là cette vocation que l’histoire nous a confiée d’être des artisans de paix entre les communautés, dans des situations extrêmes de haine, d’égarement culturel et de guerre. Nous en avions le désir ; nous en avons désormais les leviers.
Il faut bien reconnaître en effet que, grâce à l’unité politique qu’il a su préserver jusqu’à l’absurde, grâce à la solidité de l’état de sécurité et la sécurisation des frontières, et enfin grâce au dialogue engagé entre le courant du Futur et le Hezbollah, le Liban se présente aujourd’hui comme le lieu idéal pour expérimenter ce compromis. Ou, pour reprendre l’image familière d’une source diplomatique européenne, « de faire du Liban l’entrée du banquet régional et non son gâteau ».
À ce titre, si les ministères de l’Intérieur, de la Défense, des Affaires étrangères et des Finances demeurent des ministères-clés, ceux de l’Éducation et de la Culture ne devraient pas être en reste, pour ceux qui ont le souci du vivre-ensemble et de la cohérence entre la pensée et l’action. Pour ne rien dire du ministère de la Justice, qui est artisan de paix et de stabilité sociale et familiale. Du reste, tout est prioritaire dans un pays qui s’est laissé aller à ce degré de défaillance et d’irresponsabilité sur le plan des services ; pour un pays où la course aux millions s’est substituée à celle du bien public, pour une culture de l’impunité où le vol et le mensonge passent pour de l’adresse, et la droiture pour simplicité d’esprit et candeur d’âme.
L’écueil à éviter, a-t-on dit à raison, c’est de ne pas s’attendre à des miracles après l’élection présidentielle. L’autre écueil à éviter est de ne pas les exclure. Mais enfin, sans exclure les surprises, il faut rester réaliste et ne pas demander à la situation globale plus qu’elle ne peut donner en ce moment précis. Comment s’abstraire en effet de la guerre qui ravage la Syrie et le Yémen, pour ne citer que ces deux conflits ? Il y a d’évidence des interdépendances entre le local et le régional dont on ne saurait se dégager et qui limiteront nécessairement les perspectives de redressement, dans une phase de l’histoire dont nous ne sommes que l’une des séquences.
Plus généralement, et à l’interne, il faut aussi éviter tout positivisme qui pousserait à promettre la lune. « L’histoire, nous apprend Henri-Irénée Marrou, est le lieu de l’inachèvement », et nos institutions sont condamnées à rester imparfaites.
Il faut espérer, aussi, que Michel Aoun saura éviter l’erreur commise par les Frères musulmans en Égypte et ne cherchera pas à éliminer les autres forces en présence ou régler des comptes ; qu’il n’engagera pas plusieurs batailles à la fois, qu’il fera preuve « de sagesse et de souplesse », et qu’il exercera, maintenant qu’il est en position de force, « un partenariat intelligent, mais pas musclé », selon les mots d’un bon observateur de la scène libanaise.
Il faut éviter comme la grippe la tentation de voir dans l’élection présidentielle une étroite victoire politique. Le grand vainqueur de la phase actuelle, ce n’est ni le CPL, ni les Forces libanaises, ni le Hezbollah, ni le courant du Futur, c’est le compromis. On doit espérer que tout le monde gardera cette vérité à l’esprit. Une phase nouvelle de la vie politique s’ouvre incontestablement. Le président de la République, qui était auparavant confiné à un rôle d’arbitre ou de subordonné, est désormais projeté à l’avant de la scène. Qu’en faire ? En vérité, il y a tant à faire qu’on ne sait pas où commencer. Pas de grands vainqueurs. Pas de grands vaincus.