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Politique vs politique

La participation à une manifestation est, à l’évidence, un acte éminemment politique. Mais encore faut-il préciser le sens donné à ce terme et établir une nette distinction entre « le » politique et « la » politique. C’est précisément sur ce plan que se situe tout le problème qui se pose au mouvement civil qui a émergé il y a quelques semaines dans le sillage de la crise des déchets. Les manifestations de masse dont le pays a été récemment le théâtre paraissent en effet menacées par « la » politique politicienne et/ou la géopolitique à portée régionale.

Les Libanais ont aujourd’hui l’opportunité historique – qui ne se répétera pas de sitôt – de mener une action non violente, innovatrice, et surtout rationnelle (pour ne pas dire civilisée) axée sur la dénonciation de l’état de déliquescence avancée des services publics dont pâtit le pays depuis plusieurs années à tous les niveaux. Le ras-le-bol exprimé à cet égard dans la rue est non seulement légitime, mais il est nécessaire, et aurait dû même éclater au grand jour bien plus tôt.

La question de base qui se pose toutefois au stade actuel est de clarifier l’objectif de ce mouvement de contestation. S’il a pour but réellement d’opérer un redressement au plan des services publics, il devrait auquel cas se fixer des revendications ponctuelles, bien précises, constructives, réalistes, et concrètement réalisables à court terme. L’état des services publics constituent un facteur fédérateur et rassembleur entre les Libanais. Ce dossier représente pour l’heure une urgence et la reddition de compte doit se faire plus tard pour éviter dans les circonstances présentes l’écueil de la politisation. Certes, la présence de responsables corrompus jusqu’à la moelle ou incompétents est une sérieuse entrave. Pour contourner cette difficulté, la clé de la réussite réside dans des méthodes d’action qui peuvent s’inspirer des modes d’opération bien établis de la non-violence. La mobilisation populaire qui s’est opérée offre à ce propos un atout inespéré et inestimable qu’il serait impardonnable de gaspiller. D’où la nécessité impérieuse d’éviter le piège de la politique. Car à l’ombre de la conjoncture explosive et des profonds clivages, notamment sectaires, qui secouent le Liban et l’ensemble du Moyen-Orient, les méandres de la politique politicienne et de la géopolitique régionale ne peuvent être que source de dissensions et un facteur d’échec.

Malencontreusement, la manière avec laquelle le mouvement de contestation a été enclenché et les conditions dans lesquelles il a évolué amènent tout observateur lucide à soulever moult questions sur les véritables motivations de certains des organisateurs des dernières manifestations. Il est en effet établi que l’un des principaux collectifs qui se montre particulièrement actif est commandité par un groupe d’anciens ministres et députés ainsi que par des responsables politiques dont la plupart entretiennent des liens étroits avec la mouvance du Hezbollah et qui figuraient en bonne place dans l’establishment choyé lors de l’occupation syrienne. Les activistes relevant de ce collectif adoptent des slogans sans aucun rapport avec le dossier des services publics et qui en disent long sur leurs réels desseins : chute du système politique ; stigmatisation d’une frange bien précise de la classe politique, à l’exclusion d’une autre, « divine » et intouchable… Dans le même temps, ce collectif se livre à un torpillage économique systématique du centre-ville sous le couvert d’une idéologie et d’un dogmatisme d’un autre âge.

L’aboutissement d’un tel comportement et des slogans qui l’accompagnent sert en définitive, à moyen ou long terme, le projet politique du Hezbollah. Et dans l’immédiat, en reprenant à leur propre compte la proposition d’organiser des élections législatives anticipées comme préalable à l’élection du président de la République, les responsables de la vague de contestation ne font qu’afficher un positionnement en faveur d’un camp politique contre un autre.

Certains des organisateurs engagés dans l’encadrement des manifestations sont, sans doute, étrangers à l’agenda politique du Hezbollah. Mais reste à savoir s’ils ont les moyens de rectifier le tir et de contourner le piège de la politisation. À défaut, les Libanais auront raté une occasion inespérée de mener une expérience de mouvement civil non violent et non partisan qui aurait pu constituer un cas d’école, à l’instar de ce que fut la révolution du Cèdre au printemps 2005.