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Pollutions en tous genres

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Par sa formidable charge symbolique, la scène qui se déroulait jeudi devant les caméras de télévision était bien plus éloquente que cent éditoriaux. Frisant les deux mètres et les 130 kilos, le mohafez du Liban-Nord n’est certes pas une petite nature ; on l’a vu pourtant, au bord de la nausée, se pincer les narines alors qu’il inspectait par surprise, de nuit, une usine de bitume. Laquelle, par ses incessantes émanations gazeuses, empoisonne littéralement, depuis des années, humains et végétation dans une large partie du Akkar. Comme de juste, l’officine à fabriquer des cancéreux a été fermée.

Ainsi, le noir des goudrons venait-il rejoindre l’infâme palette de la triche au Liban. Au fil des mois, on a vu défiler ainsi le blanc des produits laitiers trafiqués ou infestés de microbes ; le rouge des viandes avariées ; le vert trompeur des légumes imbibés de pesticides ; le jaune et le bleu ne sont sans doute pas loin avec tous ces médicaments génériques frelatés, les scandales du secteur hospitalier et des instituts de beauté où des charlatans du scalpel et du botox se font forts, Madame, de vous défigurer à vie.

Mais que de saloperies restent encore à déterrer ! Car, en dépit des salutaires coups de balai, notre beau Liban continue désespérément de puer, et pas seulement parce que l’on est bien obligé d’imiter notre justicier de mohafez à chaque fois que les égouts mal entretenus déversent leur contenu sur la chaussée. Polluée, elle aussi, est la conduite des affaires publiques, allègrement confondues avec les affaires tout court dans un pays où l’argent politique passe (bien à tort) pour ne pas avoir d’odeur. Pollution et corruption faisant bon ménage, c’est cependant dans les esprits que la sinistre paire cause le plus de dégâts.

Cela fait des années que l’on œuvre méthodiquement à saper ces deux fondements du pays, complémentaires et même absolument indissociables, que sont l’équilibre communautaire et la démocratie. L’exception est devenue la règle, et de guerre lasse, l’opinion publique, atterrée mais amorphe, est en train de s’accoutumer à ces diverses illustrations de l’anormalité, de l’absurde : un armement milicien voué à la conquête du pouvoir, au prétexte de résistance à Israël ; une insécurité endémique interdisant la tenue d’élections, un Parlement indigne qui n’a d’autre souci que de proroger périodiquement son propre mandat ; une vacance présidentielle vieille déjà de huit mois, la principale composante chrétienne de l’État se trouvant de la sorte occultée, exclue : tout cela sur fond de tensions sunnito-chiites, encore exacerbées par les guerres de Syrie et d’Irak, et la fulgurante ascension du prétendu califat d’Abou Bakr al-Baghdadi.

Du sanguinaire Bachar ou du monstrueux État islamique, lequel des deux maux traiter en priorité en attendant de voir venir ? À ce rébus qui a longtemps frigorifié l’Occident s’en ajoute un autre, dans le cas spécifiquement libanais : le très réel péril Daech peut-il vraiment faire la fortune d’une milice théocratique d’une autre veine, mais non moins conquérante sous prétexte de résistance à Israël, non moins en dissonance avec la vocation naturelle de notre pays ?

Ce n’est pas le fusil au poing et à coups de diktats que l’on peut raccommoder le tissu libanais. Le rendre plus résistant, c’est bien le cas de le dire.