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Pour conjurer la violence

Trois événements vont marquer notre existence pour les décennies à venir.
Le premier de ces événements se déroule à notre frontière. Un pays, la Syrie, est en voie d’être rayé de la carte. Le bilan des quatre dernières années est effroyable : près de 300 000 morts et plus de neuf millions de déplacés. De 2011 à 2015, l’espérance de vie a baissé de vingt ans et 83 % des lumières de Syrie se sont, durant la même période, éteintes. Nul n’est en mesure de prévoir quand elles se rallumeront.
Le deuxième événement est l’affrontement qui oppose aujourd’hui, en Syrie, en Irak et au Yémen, sunnites et chiites, dans une nouvelle « guerre de trente ans » semblable à celle qui avait opposé, au XVIIe siècle, protestants et catholiques, ravageant l’Europe de la Baltique à la Méditerranée. Cet affrontement s’est généralisé avec la guerre du Yémen et engage désormais une grande partie du monde musulman.
Le troisième événement est l’exode des chrétiens de la région, victimes de la guerre et d’une politique d’épuration religieuse, exode qui, s’il se poursuit, risque de priver le monde arabe de la diversité nécessaire à son développement.
Cette violence qui ravage notre région n’épargne plus l’Europe. L’attrait exercé par les mouvements jihadistes sur les jeunes marginalisés par une société qui ne parvient plus à leur offrir un horizon d’espérance est considérable.
Cette violence se greffe sur une crise plus générale – celle d’un système économique – marquée par la destruction environnementale et la montée brutale des inégalités sociales qui menace la cohésion du tissu social et met fin au rêve européen de la réussite pour tous. Cette crise se traduit au niveau politique par la montée dans la plupart des pays européens de l’extrême droite, qui recrute parmi les laissés-pour-compte de la mondialisation, menacés par le chômage, le déclassement social et la perte des liens sociaux.
Cette situation de crise généralisée est porteuse de tous les dangers pour le Liban. Les ingrédients pour une nouvelle bascule dans la violence sont là : tensions entre les communautés musulmanes, affaiblissement de l’État, paralysie des institutions, crise économique aggravé par l’afflux des réfugiés venant de Syrie…
Or cette bascule n’a pas eu lieu parce que les Libanais qui ont fait l’expérience de la plus longue des guerres civiles qui ont marqué le siècle passé refusent aujourd’hui, dans leur écrasante majorité, de jouer le jeu de la violence. Seule une minorité continue de croire à la vertu des armes alors même qu’elle commence à réaliser que son projet ne peut plus aboutir.
La force de cette minorité ne réside plus aujourd’hui dans les armes qu’elle possède et les appuis extérieurs dont elle bénéficie, mais dans l’absence d’un projet de paix face au projet de guerre perpétuelle qu’elle continue de défendre.
Il est temps aujourd’hui, après 40 ans de guerres, de jeter les bases d’une autre culture, une culture de la paix et du vivre-ensemble dont la première tâche devrait être de réhabiliter le modèle libanais du vivre-ensemble qui prend aujourd’hui, avec la violence qui ravage notre région et commence à s’étendre à l’Europe et à l’Afrique, une importance considérable, et cela en mettant en évidence l’exceptionnalité de l’expérience libanaise où, fait unique dans le monde, chrétiens et musulmans sont associés dans la gestion d’un même État et où, fait unique dans le monde musulman, sunnites et chiites sont partenaires dans la gestion d’un même État.
Il faut également sur la base de cette nouvelle culture réhabiliter la politique, jusque-là dominée par les luttes pour le pouvoir entre des partis communautaires qui ont, depuis près d’un demi-siècle, engagé le pays dans une situation de guerre permanente, suscitant l’intervention de forces étrangères.
Il serait peut-être nécessaire, à ce stade, de faire preuve de maturité et de reconnaître que nous avons tous été, à un moment ou à un autre, séduits par cette culture de la violence. La « résistance » du Hezbollah n’est pas la première dans la série des « résistances » que le pays a connues depuis 1969, mais la dernière. Avant elle, nous avons eu la « résistance palestinienne », puis la « résistance libanaise » menée par les partis chrétiens, suivie de la « résistance nationale » islamo-progressiste, avant d’arriver aujourd’hui à la « résistance islamique ».
Réhabiliter la politique nécessite donc de substituer à la division des Libanais sur des bases communautaires une division de nature différente, entre ceux qui ont tiré les leçons de la guerre et compris l’importance du lien à l’autre, cet autre qui nous forme comme nous le formons, et ceux qui n’ont pas quitté leurs « ghettos » communautaires et continuent de considérer l’autre dans sa différence comme une menace existentielle à laquelle il faut faire face.
Cette nouvelle division qui relève de la culture permet de refonder la politique qui n’a plus aujourd’hui de prise sur le réel sur des bases nouvelles et de mettre ensemble tous ceux qui, dans toutes les communautés et au sein de la société civile, refusent la violence et sont prêts à mener la bataille contre tous les extrémismes.