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Pour(quoi) Ghassan Salamé

L’atavisme. Rien n’est plus dangereux, parce que totalement aléatoire, que ce pop-up génétique coriace comme jamais. Surtout quand il s’agit de nous, Libanais, victimes depuis des décennies d’un triple atavisme, abortif et cancérigène : nous sommes affreusement incapables de comprendre, d’assimiler et d’appliquer le concept de mérite ; nous faisons primer neuf fois sur dix nos magouilles politiciennes, sonnantes et trébuchantes ou pas, sur l’intérêt supérieur de cette pseudonation qui n’en finit plus d’agoniser, et nous sommes les champions du monde d’une discipline monstrueuse : laisser partir nos talents et/ou les dégoûter à vie du Liban. Cerise sur le gâteau : à chaque fois, ou presque, le monde se moque, plus ou moins gentiment, de nous. Nous avons beau être blindés, imperméables que nous sommes désormais à la honte et aux humiliations, cela devient grandement fatigant d’être libanais.

S’il y avait ne serait-ce qu’une infinitésimale chance qu’un Libanais succède en 2017 à la Bulgare Irina Bokova à la tête de l’Unesco, annexe onusienne particulièrement indispensable en ces temps d’obscurantismes et de barbaries en tout genre, puisque dédiée à l’éducation, la science et la culture, les autorités libanaises seraient sinon criminelles, du moins inconscientes, irresponsables et stupides de ne pas la prendre. Et de ne pas tout faire pour. Surtout qu’un homme a eu la bonne idée de présenter sa candidature et que, rarement, le concept de the right man at the right place aura été aussi évident. Naturel.

Comme toutes les bêtes politiques de la planète sans exception aucune, l’ancien ministre Ghassan Salamé est bourré de défauts, plus ou moins attachants, plus ou moins insupportables, et aussi imposants que le sont, pêle-mêle, son intelligence, littéralement hors du commun, son ambition, mi-Talleyrand mi-Leonardo DiCaprio dans Titanic, sa boulimie de transmissions tous azimuts et sa pleine conscience de ce qu’il est, de ce qu’il vaut et de ce qu’il a à donner. Mais s’il est un Libanais qui a su faire se métisser et se féconder politique et culture, qui a su s’imposer en Rem Koolhaas de la politique culturelle et de la culture érigée en arme de construction massive, ne serait-ce qu’en contribuant activement à l’architecture de la Convention internationale sur la diversité culturelle et sur la préservation du patrimoine immatériel, c’est bien Ghassan Salamé. Cela sans compter son œuvre au blanc, sous la bannière onusienne, dans un Irak désaméricanisé ; sa participation immédiate à la rédaction de la résolution 1559 de l’Onu exigeant le retrait des forces syriennes du Liban, ou sa gestion des sommets arabe et francophone à Beyrouth, tous deux en 2002. Ce professeur des universités, auteur en 2005 d’un essai remarquable sur l’Amérique apprentie sorcière, est décidément l’épitomé d’un pont entre deux rives.

Il est très sain, pour la démocratie notamment, que plusieurs candidatures libanaises à la direction générale de l’Unesco se fassent publiquement : nous sommes un peuple de talents, que nous soyons écrivains, hommes d’affaires, représentants de Sainte-Lucie ou des Bahamas, etc. Mais que le Conseil des ministres et son président, le pourtant très avisé Tammam Salam, n’aient pas encore bronché pour débattre de ces candidatures avant que d’appuyer celle de Ghassan Salamé férocement, forcément, est chose ahurissante. Ahurissant que ce gouvernement soit pris en otage par le plus incompétent ministre des Affaires étrangères que le Liban ait connu. Ahurissant que ces ministres, à trois ou quatre exceptions près, n’aient pas encore compris qu’il est naturel et légitime de soutenir Ghassan Salamé pour la succession d’Irina Bokova sans tergiversations ou états d’âme, quels que soient les demandes, les pressions ou les virements bancaires des uns et des autres. Pas parce que c’est Ghassan Salamé : heureusement pour le Liban, il en existe encore quelques-uns, mais juste parce que le Liban en ressortira grand gagnant, ne serait-ce que d’avoir joué dans la cour des grands et d’avoir fait honneur à son ADN. Juste parce que le CV du candidat clôt toute discussion.

Un (simple) CV. Tout le problème est là. Depuis longtemps, nous Libanais, citoyens masochistes et grotesques d’une des plus risibles médiocraties de la planète, avons totalement oublié ce que ces deux lettres veulent dire. Et avec elles, la plus petite once de bon sens.

P.-S. : quelques jours avant sa mort en 2001, le presque irremplaçable vice-président du Conseil supérieur chiite, cheikh Mohammad Mehdi Chamseddine, a réuni trois hommes et leur a dit : « Ne me décevez pas. Vous êtes non seulement l’espoir des chrétiens, mais aussi le mien et celui de tout le Liban. » Ces trois hommes étaient Samir Frangié, Tarek Mitri et… Ghassan Salamé. Merci à Saoud el-Mawla de s’être souvenu de cela.