IMLebanon

Printemps dans le printemps

 

 

 

Il y a dix ans, comme aujourd’hui, une bande d’assassins arrachait Samir Kassir à son combat pour un Liban souverain, une Syrie démocratique, une Palestine libérée, et des sociétés arabes plus modernes et plus humaines. Le pays était tout entier focalisé sur des élections législatives. Certains comptaient en effet sur le premier scrutin de la nouvelle indépendance pour jeter les bases d’un véritable État, délivré de la tutelle politique et sécuritaire du régime Assad. D’autres, en revanche, sans renoncer à se battre et sans pour autant changer d’idéaux, avaient compris qu’avec l’accord quadripartite entre le 14 Mars et le 8 Mars, un grand coup de Jarnac avait été porté à l’âme du printemps de Beyrouth.

Samir Kassir faisait partie de ceux-là. L’homme – le journaliste, le penseur, l’historien, l’activiste – dont la voiture a été dynamitée au matin du 2 juin 2005, avait annoncé, quelques semaines auparavant, le désenchantement général de l’opinion publique face au retour en grande pompe du fromagisme électoral et des petits comptes traditionnels, loin des valeurs fondamentales de la révolution. Mieux que cela, et sans mesquinerie aucune, Samir Kassir, clairvoyance oblige, avait compris que les compromis de la chefferie locale contribueraient, ultimement, à provoquer une désaffection profonde entre les formations politiques de l’opposition et ceux qui s’étaient rendus à la place des Martyrs le 14 mars 2005 individuellement et par sens du devoir national, sans attendre de répondre à l’appel d’un leader quelconque.

Dix ans plus tard, ce divorce entre un 14 Mars politique hypothéqué par quelques formations politiques à caractère éminemment communautaire, et un 14 Mars civil et transcommunautaire, est pratiquement consommé. Non que l’un des deux groupes ait renoncé aux options fondamentales de l’intifada de l’Indépendance, à savoir l’exigence de souveraineté, de liberté, d’unité, de vérité et de justice. Cependant, le 14 Mars partisan n’a pu convaincre, en dix ans, qu’il était réellement capable d’être porteur d’« un autre Liban », plus proche des idéaux du printemps de Beyrouth. Plus grave encore, il a donné, à plusieurs reprises, des signes d’autoritarisme, d’absence de démocratie, de sclérose et de psychorigidité qui ont reflété de lui l’image d’un cartel non désireux d’ouvrir la voie à une participation efficace des forces actives de la société à la prise de décision. Aussi, certains des membres de ce consortium ont-ils été séduits par la tentation du repli sectaire, d’autres fascinés par le cynisme des enjeux de pouvoir et des rapports de force, et d’autres encore victimes de leur absence d’indocilité et d’audace à l’égard des parrains régionaux. Ce n’est pas pour rien que toutes les composantes nées de la dynamique du printemps de Beyrouth, les jeunes partis comme la Gauche démocratique, le Renouveau démocratique, et d’autres, sont désormais exsangues, incapables de se retrouver dans une coalition qui n’a jamais pu relever l’énorme défi de s’entendre, en dépit de son pluralisme, sur un programme commun, sur une vision en profondeur pour l’avenir de la société et de l’État libanais. Si bien que tous les appels de Samir Kassir à « retourner dans la rue pour retrouver la clarté » ne serviraient à rien aujourd’hui. Désabusé, le peuple qui a fait l’intifada ne répondrait plus aujourd’hui qu’à son propre appel – comme il l’a fait en 2005 : celui de la patrie en danger.

Cependant, si Samir Kassir avait très tôt perçu la déconvenue politique d’acteurs incapables de se réformer pour se montrer au niveau des aspirations populaires – ce qui est du reste le sort de toutes les révolutions du monde –, il avait probablement sous-estimé, comme l’ensemble du 14 Mars, le pouvoir de nuisance de la contre-révolution. Pourtant, en dépit de la chute de la tutelle, l’ancien régime s’était maintenu en place, accordant une sorte de couverture malsaine aux résidus de l’appareil sécuritaire pro-Assad, l’entrée du Hezbollah au gouvernement permettant au parti chiite de se doter d’une légitimité-immunitaire. À l’ombre des réjouissances, la machine infernale assadienne, secondée par les sbires locaux du vampire du Barada, affûtait déjà ses couteaux pour abattre, l’un après l’autre, les symboles de l’intifada. Le détonateur qui fait exploser la voiture du journaliste, le 2 juin 2005, marque le début de l’offensive menée par l’axe syro-iranien pour anéantir le printemps de Beyrouth. Ce faisant, l’axe Damas-Téhéran éliminait également celui qui, à travers ses idées et ses écrits, avait fait chuter le mur de la peur en tournant en bourrique, à travers ses éditoriaux, les grosses légumes locales du régime sécuritaire qui voyaient en lui leur bête noire ; celui qui défiait au quotidien, avec de l’encre et du papier, la chape de plomb baassiste au point de faire trembler les murs du palais des Mouhajirines.

Ironie du sort, le destin de Samir Kassir a été le même que celui réservé par Téhéran aux jeunes étudiants courageux de la révolution verte en 2008. C’est aussi le même sort que le régime de Damas a fait subir aux composantes civiles, démocratiques et pacifiques de l’opposition syrienne au régime tyrannique de Bachar el-Assad avec le début de la révolution syrienne en 2011. C’est le sort que connaît tous les jours la population syrienne, décimée par les barils de poudre et les armes chimiques – et quand ce n’est pas le sarin ou le gaz moutarde, c’est la chlorine. C’est enfin le destin promis au peuple palestinien tant que la solution des deux États est prisonnière de la mégalomanie ethnique de Benjamin Netanyahu.

La répression en toute immunité menée par Assad contre son peuple sonne le glas de la dynamique du printemps arabe, ouvrant grand la voie à l’hiver islamiste de Daech et consorts. Encouragée par les dictatures laïques comme la porte de salut pour étouffer les révolutions civiles, la montée de l’islamisme en Orient a été attrapée comme une bouée de sauvetage par une extrême – gauche et droite – occidentale en plein malaise économique et financière, et en mal d’épouvantails à combattre. Faut-il pour autant conclure, au vu de la maladie identitaire qui ronge toutes les sociétés, non plus seulement de l’Orient arabe, empreint de préjugés, mais progressivement du monde entier, que Samir Kassir est désormais passé de mode, comme une sorte de soixante-huitard hippie idéaliste, et que le monde arabo-islamique est incapable de démocratie, comme beaucoup s’en gargarisent ça et là à travers le monde ?
Certainement pas. Au contraire. La vision de Samir n’est pas utopiste, mais franchement réaliste. Car les dictatures que certains continuent de défendre inlassablement sont comme la boîte de Pandore et la caverne de Platon réunis : il suffit d’une petite brèche dans le système pour pouvoir témoigner de leur pouvoir incommensurable à faire le mal, et l’on n’en sort qu’au prix de terribles épreuves, d’infinies souffrances. C’est cette sortie de la caverne que, symboliquement, les peuples arabes sont en train de faire aujourd’hui, grâce à des héros comme Samir Kassir, pourchassés, persécutés et liquidés par tous les Bachar el-Assad de la région, ou leurs acolytes objectifs, les barbus de Daech.

Dans l’esprit, vivace et vivant, de Samir Kassir, il ne fait pas de doute qu’avec la résistance épique du peuple syrien libre et la chute prochaine et inéluctable du tyran de Damas, un nouveau « printemps dans le printemps », au Liban, en Syrie, et dans l’ensemble du monde arabe s’annonce, démocratique et réformateur celui-là, au-delà de l’horreur et de la barbarie. Au bout, tout au bout, de la longue nuit barbare.