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Rien oublié, rien appris

EN TOUTE LIBERTÉ

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Le spectaculaire rapprochement entre Michel Aoun et Samir Geagea pose à nouveau le problème de la mémoire de la guerre. Ce rapprochement offre, dit-on, un modèle de « réconciliation ». Mais de quelle nature est-elle? Quelle garantie pouvons-nous avoir qu’elle n’est pas seulement tactique et politique, et que la sourde hostilité latente entre les deux formations, du fait de leur passif d’exactions, ne reviendra pas en force, un jour ?

Le département d’histoire à l’Université Saint-Joseph et le Centre international de justice transitionnelle – Liban ont organisé, en novembre dernier, une table ronde sur le cas particulier du Liban qui pourrait nous aider à trouver des éléments de réponse à ces questions.

Qu’est-ce que la justice transitionnelle ? De manière large, elle peut être définie comme un ensemble de mesures judiciaires et non judiciaires destinées à remédier à l’histoire des violations massives des droits humains en temps de conflit et/ou de répression par l’État. Ces mesures comprennent des poursuites pénales, des programmes de réparation, diverses réformes institutionnelles et la formation de commissions vérité et réconciliation.

Dans le colloque mentionné, Carmen Abou Jaoudé, à l’époque directrice du Centre international de justice transitionnelle – Liban, y affirmait : « Au sortir de la guerre, on a sacrifié la justice et la vérité, pensant obtenir ainsi la paix. Or, quarante ans après, nous n’avons ni paix, ni justice, ni vérité. »

De son côté, Joseph Maïla, professeur à l’Essec-Paris et professeur invité au département d’histoire, revenant sur l’accord de Taëf, assurait que « la temporalité des conflits n’est jamais vraiment terminée au Liban », et que l’on peut parler d’un « continuum » dans lequel « la paix se mêle à la violence ».

Selon le politologue, cet état de guerre mal terminée dans lequel nous baignons, ou encore cet état de paix inachevée, s’explique par la dynamique de sortie de crise au Liban. Une dynamique dont les quatre caractéristiques sont : d’abord, le caractère d’extranéité de la solution, le fait que la solution est venue de l’extérieur; en deuxième lieu, le fait que la paix s’est faite dans le cercle restreint du « cartel de notabilités », que ce sont les mêmes personnages qui ont fait la guerre et la paix. La troisième raison de ce continuum, c’est le fait que le Liban lui-même est « en état de transition » continue depuis sa création.

De fait, l’histoire contemporaine du Liban est celle d’un pays en état quasi permanent d’instabilité, recevant de plein fouet le choc de la « nakba » palestinienne en 1947-48, puis celui de la montée du nationalisme arabe, celui de la débâcle de 1967, celui de la montée en puissance des organisations palestiniennes, celui de la tutelle syrienne, de trois ou quatre agressions et invasions israéliennes et aujourd’hui celui de l’hégémonie iranienne et de la rivalité entre l’Iran et l’Arabie saoudite, ainsi que celui du terrorisme salafiste. En un peu plus de 60 ans d’existence, et avec à peine le temps de reprendre son souffle entre une crise et l’autre, c’est beaucoup trop pour un pays aux composantes hétérogènes, elles-mêmes en évolution et mal intégrées. Évidemment, ce jugement collectif n’exclut pas les jugements particuliers que l’on peut porter sur telle ou telle communauté.Enfin, quatrième et dernière raison de notre fausse paix civile, affirme Joseph Maïla, c’est le fait que la loi d’amnistie de 1991 n’a pas permis l’avènement, ou du moins la recherche des éléments d’une justice véritable, ayant privilégié « l’amnésie » et l’immunité aux chefs de milice qui avaient accepté la « pax syriana » plutôt que la vérité.

Tout porte à croire que MM. Aoun et Geagea ont reproduit fidèlement ce modèle de paix en surface analysé par les conférenciers. On n’a pas songé, par exemple, qu’il était nécessaire de faire observer une minute de silence, par respect pour ceux qui ont donné leur vie pour l’une ou l’autre cause. Aucun des deux hommes n’a eu une pensée, une parole de regret pour les victimes du conflit. Et c’est d’autant plus étonnant que le dialogue entre les deux formations ne date pas d’hier, et que depuis qu’il s’est engagé, quelqu’un aurait dû y penser. Mais non. On a privilégié le spectacle, et un spectacle par moment presque obscène ; en tout cas d’une insensibilité totale.

Ce jugement ne signifie pas que le rapprochement entre les deux hommes et leurs formations soit sans valeur. Mais cette valeur reste bien en dessous de ce qui est nécessaire pour véritablement ressouder le lien social détruit par la guerre, pour en cicatriser les profondes blessures ; des blessures qui ont laissé parfois des marques indélébiles, comme dans les cas de mort ou de défiguration, de disparition, de torture, d’invalidité physique ou psychologique. Des blessures qui demandent réparation.

Heureusement, il s’est trouvé quelqu’un pour le dire. Samy Gemayel qui, deux jours après la réunion de Meerab, a exhorté les deux hommes à aller plus loin que cet accord superficiel, et à procéder à une véritable « purification de la mémoire ». Ce qui ne saurait se faire en dehors de ce que Carmen Abou Jaoudé définit comme « une approche holistique », une approche globale qui passe inévitablement par « la reconnaissance des violations » aux droits humains commis. Voilà qui devrait rendre plus humbles les milices et ces bataillons qui ont combattu au nom du Liban, peut-être, mais dont la cause s’est souvent criminalisée ; des forces qui, d’instruments de défense et de sécurité, se sont transformées en instruments de pouvoir et d’oppression.

Pour reprendre l’une des conclusions de la table ronde évoquée : « La justice traditionnelle vise à suffisamment se souvenir pour ne pas recommencer et suffisamment oublier pour continuer à vivre. Au Liban, l’on n’a rien oublié, mais rien appris non plus. »