L’affaire de la diffusion sur les réseaux sociaux de vidéos montrant des scènes de torture de détenus islamistes dans la prison de Roumieh est loin d’être finie. Si le commissaire du gouvernement près le tribunal militaire, le juge Sakr Sakr, a engagé des poursuites contre les cinq policiers impliqués dans cette affaire, le lancement de l’enquête a laissé place hier à une polémique entre le ministre de la Justice, Achraf Rifi, et le Hezbollah, accusé par M. Rifi d’avoir diffusé les vidéos.
Depuis le ministère de l’Intérieur, où il s’est rendu pour discuter avec le ministre Nouhad Machnouk de l’enquête en cours, une réunion de franche explication nécessaire après des rejets respectifs de responsabilités, M. Rifi a pointé du doigt le Hezbollah. « J’accuse le Hezbollah d’avoir diffusé ces vidéos. Quatre films ont été rendus publics en même temps. Les gens en ont visionné deux et rares sont ceux qui ont vu les deux autres que seul le Hezbollah possède », a martelé le ministre de la Justice. Selon M. Rifi, « le pays connaît actuellement une période critique qui nécessite un sens des responsabilités nationales ». « Nous devons nous préparer pour réduire au maximum les retombées de la chute de Bachar el-Assad sur le Liban », a-t-il poursuivi, soulignant que l’enquête sur la torture à Roumieh continuera jusqu’au bout et que les procès de ceux qui en sont responsables ne laisseront aucune place au laxisme.
M. Rifi a tenu ces propos après avoir visionné avec M. Machnouk, le député du Akkar Mouïn el-Merhebi et de nombreux conseillers les vidéos qui montrent des policiers battant des prisonniers, lors de la mutinerie qui a éclaté dans le bâtiment D en avril dernier, et qui ont été filmés par l’un des tortionnaires à l’aide de son téléphone portable.
Le ministre de l’Intérieur a, de son côté, souligné que « les lois punissent ceux qui commettent des fautes » comme celle qui a eu lieu à la prison de Roumieh, notant que l’enquête sur cette affaire sera clôturée dans deux ou trois jours. « Ce qui se passe porte un coup à l’image de modération du pays, ce qui ne sert les intérêts d’aucune partie. Achraf Rifi et moi sommes liés par une amitié de longue date et il n’existe pas de désaccord entre nous », a-t-il ajouté, assurant toutefois ne pas connaître l’identité de ceux qui ont diffusé ces vidéos.
Le Hezbollah a, pour sa part, rejeté en bloc les accusations de M. Rifi, les qualifiant de « complètement erronées et malhonnêtes ». Dans un communiqué, le parti chiite a estimé « désolant que le ministre de la Justice lance des accusations infondées et sans preuves alors qu’il est chargé de veiller à ce que le travail de tout le monde se fasse sous la loi et les institutions judiciaires ». « Il est honteux que le principal accusé dans cette affaire, M. Rifi, se dérobe à ses responsabilités devant sa conscience, la loi et l’opinion publique en accusant les autres », ajoute le communiqué.
Cinq agents arrêtés
Sur le plan judiciaire, le commissaire du gouvernement près le tribunal militaire, le juge Sakr Sakr, a engagé hier des poursuites contre les cinq agents arrêtés dans le cadre de l’enquête sur la diffusion des vidéos : deux d’entre eux pour mauvais traitement contre des prisonniers, comportement non conforme aux droits de l’homme et désobéissance contre la hiérarchie; un troisième pour avoir filmé les actes de torture et deux autres pour dissimulation de faits délictueux. Les cinq suspects devraient être bientôt déférés devant le premier juge d’instruction militaire, Riad Abou Ghida.
Au niveau parlementaire, le président de la commission des Droits de l’homme, le député Michel Moussa, a convoqué les membres de la commission à une réunion qui devrait se tenir aujourd’hui mercredi, afin de discuter de l’affaire des vidéos. Dans un entretien accordé à l’agence al-Markaziya, le député a affirmé que la commission allait « discuter des détails de cette affaire et émettre des propositions pour mettre un terme à la torture au sein des prisons et des postes de gendarmerie ». Il a rappelé avoir présenté avec le député Ghassan Moukheiber, il y a plus d’un an et demi, un projet de loi qui consiste à inspecter les prisons et les gendarmeries de manière régulière afin d’empêcher les actes de torture.
Les condamnations continuent
Pendant ce temps, de nombreux responsables ont continué de fustiger les sévices pratiqués à Roumieh. Le député du Hezbollah Nawar el-Sahili a ainsi estimé que ces actes constituent une violation des droits de l’homme et des droits de chaque prisonnier. Son collègue du Futur Ammar Houri a souligné que « ce crime ne peut être justifié, quelles que soient ses circonstances ».
Si le député Atef Majdalani (Futur) a affirmé que M. Machnouk, qui a été la cible de nombreuses attaques après la diffusion des vidéos, a été « bouleversé par les images violentes », son collègue de Tripoli, Mohammad Kabbara, a mis en garde contre « une tentative de brouiller les pistes concernant le crime barbare de torture à Roumieh ». Il a tenu à rappeler que M. Machnouk avait affirmé en avril dernier que l’opération d’intervention à Roumieh s’était faite sans le moindre recours à la violence.
« Ce crime a été exécuté selon des ordres bien précis et a fait des dizaines, voire des centaines de blessés parmi les détenus. M. Machnouk avait nié à l’époque toutes les informations que nous avions à ce sujet et avait refusé que les familles des détenus leur rendent visite », a martelé M. Kabbara, appelant à une « enquête transparente ».
De son côté, l’ancien ministre Wi’am Wahhab a estimé que la campagne contre le ministre de l’Intérieur « vise la modération et les institutions qui protègent l’État et le citoyen, notamment l’institution des Forces de sécurité intérieure ». Selon lui, on ne peut imputer aux FSI « la responsabilité de quelques-uns de leurs membres ».
Le ministre de l’Information, Ramzi Jreige, a pour sa part confirmé son soutien aux positions exprimées par M. Machnouk et aux démarches adoptées par le ministre de la Justice, Achraf Rifi. « Dénoncer la torture des prisonniers islamistes est insuffisant. Il faut poursuivre et sanctionner les auteurs de cet incident et prendre les mesures propices afin de mettre un terme à ces agissements, lesquels constituent une violation flagrante des droits de l’homme », a-t-il dit, estimant que « les dessous de cet incident ne sont pas innocents » et qu’ « il cible le plan sécuritaire approuvé par le gouvernement ».
Le mufti du Mont-Liban, Mohammad Ali Jouzou, a également condamné les sévices, qu’il a qualifiés d’atteinte à la dignité humaine. Même son de cloche du côté du cheikh Akl druze Naïm Hassan qui a appelé à l’accélération des procès des détenus islamistes, réitérant sa confiance en Nouhad Machnouk.
Sur le terrain, des proches des détenus islamistes ont bloqué la route de Ouzaï en signe de solidarité avec les prisonniers. D’autre part, une manifestation d’ulémas a eu lieu dans le Akkar pour protester contre la torture des détenus.