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Tant pis pour nous

L’ÉDITO

Nous, Proche et Moyen-Orientaux (Arabes, Turcs, Perses, Kurdes, musulmans, chrétiens, juifs, peu importe…), sommes trois fois maudits. Par la géographie : de l’or, noir, jaune, bleu, vert, mais des frontières et des guerres métastasées. Par l’histoire : nous n’avons pas encore compris qu’elle ne repasse pratiquement jamais les mêmes plats. Par la génétique : notre atavisme, cette incapacité à faire de nous-mêmes des peuples de première zone, aimés, respectés, jalousés, copiés, est insensé. La géographie, nous n’y pouvons rien – à moins de sectionner les plaques tectoniques ou de construire d’himalayennes murailles, et encore. Idem pour l’histoire, à moins de voler la machine à remonter le temps que Dumbledore a donnée à l’amie de Harry Potter, ou de nous transformer en Benjamin Button ou autres Quicksilver. Reste la génétique. Là, il est possible de modifier quelque chose : les nucléases à doigts de zinc peuvent joliment impacter les ADN. Nous pouvons influer sur nos mentalités, sur nos réflexes, sur nos automatismes. Mais encore faut-il, bien sûr, que nous le voulions. Que nous le décidions.

Nous, Proche et Moyen-Orientaux, sommes nos propres ennemis. Nos pires ennemis. Hallucinante reste notre capacité à nous regarder mourir plus ou moins lentement. À laisser des minorités, presque toujours sanglées dans des uniformes militaires ou miliciens, faire main basse sur notre pays, notre État, notre nation. À regarder, presque nonchalamment, nos printemps, audacieusement initiés, se faire dynamiter et se transformer en longs, en interminables hivers. À nous complaire dans nos malheurs sans véritablement agir pour que cela cesse. Qu’est-ce que cela veut dire ? Que nous ne sommes bons qu’à nous laisser écraser par trop de résilience, désormais métamorphosée en résignation (Liban) ; par les deux faces d’une même barbarie, entre assadisme et daechisme (Syrie) ; par des théocraties violentes, inquisitrices et surannées (Arabie saoudite et Iran) ; par des généraux liberticides et abortifs (Égypte) ; par des fossoyeurs de solidarité (territoires palestiniens) et de paix (Israël) ?

Nous, Proche et Moyen-Orientaux, avons passé des années à envier, jusqu’à il y a quelques jours, ces fils d’Atatürk, à les observer essayer, tant bien que mal, de garder intacte cette Turquie profondément eurasienne, de garder intactes sa laïcité, sa défense de la démocratie et de tous les métissages. Et les voilà, ces femmes, ces hommes, ces jeunes et vieux, qui signent un chèque presque en blanc à un monsieur qui s’est fixé comme objectif de détruire minutieusement l’héritage kémaliste, un homme sexiste (les Turques le vivent désormais au quotidien), négationniste (Christophe Colomb n’en revient toujours pas), archaïque (Internet est, pour lui, la création du diable) et mégalo (la Maison Blanche turque a relégué le Taj Mahal au rang de maison de campagne) : Recep Tayyip Erdogan. Et dire que cet homme, qu’on le veuille ou non, qu’on l’aime ou pas, aurait pu refonder la Turquie. À l’heure où jamais le Coran et le prophète Mohammad n’ont été aussi usurpés, un musulman-démocrate à la tête de la Turquie aurait été une bénédiction. Mais non. Pauvre Ahmet Davutoglu…

Nous, Proche et Moyen-Orientaux, ne savons visiblement vivre que noyés dans les peurs, sous les bottes, sous les ordres d’un tyran, à coups delabbayka, à coups de bel damm bel rouh, quelle que soit la langue, quel que soit l’accent. Cela va bien au-delà d’un masochisme collectif, d’un syndrome de Stockholm pandémique, ou d’un besoin organique, ou intellectuel. C’est pire : nous, Proche et Moyen-Orientaux, ne voulons décidément pas faire autrement.