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Tout un symbole

L’édito

 

La rumeur était entretenue depuis plusieurs jours, mais de façon diffuse. D’aucuns la percevaient comme un bluff visant à faire monter les enchères. La confirmation de la fermeture du quotidien as-Safir a de ce fait provoqué un choc dans les milieux politiques et de la presse, ainsi qu’auprès d’une faction non négligeable de l’opinion publique libanaise.
Certes, cette mesure drastique est l’une des conséquences de la grave crise que traverse actuellement le monde des médias non seulement au Liban, mais dans la plupart des pays démocratiques. Dans le cas spécifique du Safir, cette crise ne représente que la partie visible de l’iceberg. Le marasme généralisé a constitué, à n’en point douter, le catalyseur qui a précipité la décision. Mais l’arrêt de la parution de ce quotidien arabophone est dû aussi à d’autres facteurs fondamentaux. Il aurait été motivé dans une large mesure par des considérations d’ordre financier et personnel qui ne sont pas directement liées aux racines de la crise médiatique locale et internationale.
Bien au-delà de ces aspects circonstanciels, c’est la signification politique de l’événement qui mérite réflexion. Pour estimer à sa juste valeur cette dimension politique, il est nécessaire de rappeler ce que représentait le Safir dans le paysage national au cours des dernières décennies. Ce quotidien a été lancé en 1974 à une période bien particulière de l’histoire du Moyen-Orient. Le nassérisme était encore en vogue. Le nationalisme arabe et, surtout, la cause palestinienne – sous l’impulsion de l’OLP de Yasser Arafat – galvanisaient les foules et constituaient l’épine dorsale d’un vaste courant de pensée. Au plan strictement local, la mouvance gauchiste et arabisante avait atteint son apogée et s’était pratiquement greffée à la dynamique de lutte contre « l’ennemi sioniste et l’impérialisme américain », pour reprendre le discours largement répandu à cette époque. Le Liban était alors la caisse de résonance et le tremplin de cette dynamique à portée quasiment idéologique.
C’est donc dans un tel contexte que le Safir a été lancé, avec l’appui de Mouammar Kadhafi. Son slogan : « Le journal du Liban dans la patrie arabe et le journal de la patrie arabe au Liban. » Tout un programme… Le fondateur du quotidien, Talal Salmane, s’était fixé comme objectif de mettre sur pied un organe de presse qui soit le porte-étendard du nassérisme, du nationalisme arabe, de la lutte armée du peuple palestinien et de la défense des grandes causes « progressistes », plus particulièrement sur la scène libanaise.
Aujourd’hui, il ne reste pas grand-chose de tous ces slogans. Le nassérisme et le nationalisme arabe ne sont plus qu’un vague souvenir d’un passé très lointain. Ils ont cédé la place au jihadisme sunnite et à l’intégrisme chiite qui s’entre-déchirent du Pakistan au Liban, en passant par l’ensemble du Moyen-Orient et certains pays du Golfe, sous le poids d’un expansionnisme perse et avec comme toile de fond des sociétés démembrées, déchirées par des guerres civiles en cascade qui ont détruit nombre de pays de la région. Du coup, le terme « progressiste » est pratiquement rayé du dictionnaire et du discours arabes. Quant à la cause palestinienne, elle est reléguée aux oubliettes. La fière et puissante OLP a été remplacée par deux factions palestiniennes affaiblies et impuissantes, en conflit permanent entre elles.
Tout le projet politique qui représentait la raison d’être, le « fonds de commerce », du Safir a été ainsi entièrement balayé et remplacé par rien moins que son antithèse, sous l’effet de la montée aux extrêmes. L’arrêt de la parution du quotidien de Talal Salmane symbolise de ce fait, en quelque sorte, la fin d’une époque. Il représente médiatiquement une reconnaissance de la faillite irréversible d’une certaine vision de la lutte que devrait mener le monde arabe. N’ayant plus rien à défendre, et pour ne pas se faire le porte-étendard de causes qui lui seraient étrangères, le Safir tire sa révérence. Mais sa disparition pose, dans le même temps, un autre problème de fond de dimension strictement local : celui du financement des journaux ainsi que de l’argent dit politique qui permettait jusque-là à nombre de quotidiens arabophones de se tailler une place au soleil et qui subissent aujourd’hui les retombées d’un douloureux effet boomerang.