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Tuer mon autre

British. Ce sont ces Anglais, ces Gallois, ces Écossais et ces Nord-Irlandais que presque tout sépare – qu’est-ce qu’une langue ; qu’est-ce qu’un passeport, finalement… Sauf, peut-être, leur capacité tellurique à être too much. À être so british. Dans leur orgueil, funambules de l’extrême, flirtant gentiment avec la vanité et l’arrogance de ces insulaires immémoriaux qui n’ont besoin de personne. Dans leur(s) fierté(s), superbes ou vulgaires, un peu Shakespeare, un peu David Beckham, un peu Charlotte Rampling, leur ADN Downton Abbey forever. Dans leur humour, ravageur, qu’il vente, pleuve ou fasse les quatre soleils : leur regretxit est déjà anthologique. Dans leurs peurs, aussi, matamores et toreros de salons qu’ils sont, colosses aux pieds d’argile, charmants et pathétiques, Hercule Poirot/Miss Marple et hooligans à la fois – leurs peurs, surtout quand il s’agit de l’autre. D’autrui.

Too much, mais tout simplement humains, citoyens d’un monde en fusion(s) débordant de gens terrifiés par les autres gens. Un monde-bunker, lego géant formé de centaines de milliers de petits abris antiatomiques, de ghettos où se bousculent, chacun dans son donjon, des moins jeunes, certes, mais des jeunes aussi, des gros, des minces, des Blancs, des Noirs, des Jaunes de l’Est, des Jaunes du Sud, des chrétiens, des musulmans, des hétéros, des gays, des végétariens, des carnivores, des hommes du Nord, des femmes du Sud, des Indiens, des cow-boys, etc. Ce IIIe millénaire plus moyenâgeux que jamais, Mad Max : Fury Road grandeur nature, commence décidément très mal : il voit triompher, avec tambours et trompettes, les bâtisseurs de forteresses et les dynamiteurs de ponts. Le Brexit est une traduction de ce nouvel état des lieux, la dernière mais sûrement pas l’ultime, une des plus bling-bling, certes, mais pas la plus grave.

Parce que si les choses continuent en l’état, le pire reste à venir. Et pas seulement le cauchemar Trump aux États-Unis. La peur de l’autre a la vie longue, la dent dure. Souvent bête et méchante, elle est fondamentalement omnivore. Elle bouffe tout : la raison, la culture, la diversité, l’intelligence, la mesure, la relativité. Elle se nourrit de tout : du populisme, d’une minorité de fondamentalistes juifs, chrétiens et musulmans, hindous, taoïstes, etc., de la pauvreté, de la frustration, de la grossièreté et, surtout, d’elle-même. Sachant que ce qu’il y a de pire dans la peur de l’autre, c’est la peur de soi : nous humains possédons en autrui un miroir dans lequel nous pouvons voir distinctement nos propres vices, nos défauts, nos manières répugnantes. Mais ce que nous faisons n’est rien d’autre que ce que fait le chien qui aboie contre le miroir, parce qu’il ne sait pas que c’est lui-même qu’il y aperçoit et qu’il s’imagine voir un autre chien. Vivant, Arthur Schopenhauer aurait (ré)écrit ses plus belles lignes sur le Brexit.

La peur de l’autre, de sa façon de vivre, de prier, de manger ou d’aimer, a ceci de terrible qu’elle reste la seule pandémie pour laquelle un vaccin est inenvisageable. Plus que tous les autres, nous Libanais le savons. Racistes, xénophobes et intolérants comme peu au monde le sont, nous l’avons pourtant en nous, cet antidote, ce contrepoison que désormais nos gènes fabriquent, inconsciemment, pour dynamiter la consanguinité, l’enclavement, l’étouffement : la coexistence ; la convivialité. Grands voyageurs, grands émigrés et grands exilés, il n’est pas sûr pourtant que nous sachions toujours l’utiliser. Il n’est pas sûr, non plus, que nous le voulions. Ni à l’intérieur ni à l’extérieur, peuple-pont (entre deux rives) que nous sommes censés être. Exiger un Lebxit du Moyen-Orient n’est pas une des plus brillantes idées que l’on ait eues – même en plaisantant, à moitié : nos peurs, nos mentalités parfois sclérosées et notre atavisme ne disparaîtront pas ailleurs. Notre solitude non plus.

Humains, trop (in)humains toujours, nous n’avons pas encore compris que le XXIe siècle est à réinventer. Et que cette recréation passe par une redéfinition urgente de cet autrui, totem et tabou à la fois. C’est-à-dire de nous-mêmes.