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Un pari sur le vide ?

Le tapage médiatique battait son plein pour célébrer la journée du 18 janvier 2016 qui vit Michel Aoun, vieux et fatigué, se rendre à Meerab chez son vieil ennemi Samir Geagea afin de se faire adouber, par ce dernier, comme candidat maronite à la présidence de la république libanaise. Commentant l’événement en direct, un député aouniste n’en finissait pas de s’extasier face à ce qu’il qualifia de « noces chrétiennes ». Cette journée est historique, nous a-t-on répété, parce qu’elle a scellé la réconciliation interchrétienne ou, pour être plus précis, intramaronite, qui a coûté si cher au Liban depuis que Michel Aoun prit le pouvoir en 1988. Aujourd’hui, l’heure est au dialogue et aux réconciliations, réalisme politique oblige. Dont acte ; réjouissons-nous tout en rappelant certaines vérités de bon sens.

Si Michel Aoun a pu rentrer de son exil en 2005 et si Samir Geagea a pu sortir de prison, ce fut grâce à la révolution du Cèdre telle qu’on surnomma la mémorable journée du 14 mars 2005. C’est cette journée particulière qui fut réellement historique. Elle incarne le moment unique dans l’histoire du pays, où l’ensemble du peuple libanais, et non de petites factions claniques, se réconcilia avec lui-même et exprima haut et fort son appartenance citoyenne au Liban. À peine rentré au pays, Michel Aoun se dépêcha d’ailleurs de rendre visite à Samir Geagea en prison afin d’enterrer la hache de guerre. Nous en concluons que le contentieux entre les deux hommes est réglé depuis plus de dix ans. Parler dès lors de « réconciliation historique » à propos de ce 18 janvier est tout au plus une redondance.
Par après, Michel Aoun crut bon de quitter l’unanimité populaire du 14 mars 2005, voire de se positionner contre le choix de la citoyenneté, en adoptant une position identitaire. Il est vrai que les sombres magouilles de l’entente quadripartite du printemps 2005 laissèrent sur le pavé, non seulement une bonne faction de l’opinion publique chrétienne mais aussi une frange importante de la communauté chiite. Le Liban paie le prix, jusqu’à ce jour, de cette faute politique impardonnable et de toutes les capitulations que le camp souverainiste concéda, par la suite, face à l’axe Téhéran-Damas-Hezbollah.

Nul ne peut faire l’impasse sur la journée du 14 mars 2005 à moins de malhonnêteté intellectuelle et de révisionnisme historique. Si réconciliation il y a donc eu en ce 18 janvier 2016 ce serait, en principe, celle de Michel Aoun avec le peuple libanais de 2005 et non avec une faction milicienne de 1988. On peut, pour cela, féliciter Samir Geagea d’avoir magistralement joué et d’avoir pu ramener au bercail l’enfant prodigue.
Mais est-ce vraiment le cas ? Les images que nous avons vues semblent l’indiquer, bien qu’il leur manque une pièce essentielle : un démarquage plus net de Michel Aoun par rapport à l’hypothèque iranienne et l’arsenal du Hezbollah. De même, si l’événement de Meerab est à situer exclusivement dans le contexte du clivage 8 Mars/14 Mars, Samir Geagea n’avait pas besoin d’un choix aussi pénible pour lui-même. Il aurait pu s’accommoder, tant bien que mal, de la candidature de Sleiman Frangié soutenu par son partenaire et allié Saad Hariri. Mais ce dernier a si maladroitement mis en scène sa position, oubliant de ménager les susceptibilités légitimes d’un certain ego chrétien. Dès lors, on est en droit de s’interroger sur le non-dit des motivations de Geagea, sur ce que l’image et ses flonflons cachent à nos yeux.

Certains observateurs avisés pensent que Samir Geagea aurait pris acte de la volonté du Hezbollah de bloquer toute élection présidentielle, de créer un vide et d’aller vers une assemblée constituante. L’hypothèse est encore plus plausible dans le contexte des retombées stratégiques régionales, après la levée des sanctions contre l’Iran, l’intervention russe en Syrie et des négociations irano-saoudiennes imminentes qui semblent se profiler à l’horizon.
Samir Geagea, en fin politicien, aurait-il fait le pari de ce vide qui s’approche ? Pense-t-il que l’esprit du 14 mars 2005 est désormais obsolète ? Aurait-il décidé, grâce à ces « noces », d’effectuer un virage à 180 degrés vers une position plus communautaire ? Est-il conscient des risques pour son image de marque auprès de l’opinion publique arabo-sunnite ? Aurait-il tablé sur l’après-vide qui se profile et qui, nécessairement, changera le visage du Liban créé le 1er septembre 1920, consolidé par le pacte de 1943 et renouvelé par la Constitution de 1989 ?

Le proche avenir répondra à ces questions, car rien n’est encore joué. L’événement de Meerab demeure d’ordre tactique et permet à Geagea de coincer plus d’un rival et plus d’un partenaire. Il reprend avantageusement l’initiative sur le plan interne, en libanisant l’échéance présidentielle. Nous ignorons encore toutes les retombées régionales et locales de cette redistribution des cartes.
La duperie est l’essence même de « la » politique. La manœuvre de Geagea est très habile. Le pari sur le vide institutionnel, s’il se confirme, est énorme car il touche à l’existence même du Liban de 1920. Le jeu tactique déployé ne manque pas de prouesse tout en étant périlleux. Les résultats sont loin d’être acquis.