La situation
À toute chose malheur est bon, dit l’adage. La réaction intempestive du Courant patriotique libre (CPL), la semaine dernière, a, semble-t-il, produit des effets salutaires au sein d’une large frange de la classe politique, qui a fait bloc autour du Premier ministre pour défendre avec lui les institutions, l’unité et la stabilité du Liban.
Face au spectacle de chaos offert dans la rue – l’affrontement entre manifestants dits pacifiques et l’armée libanaise, dont plusieurs soldats ont été blessés – et devant l’altercation qui s’est produite en plein Conseil des ministres entre Gebran Bassil et Tammam Salam, les critiques ont fusé.
Les débordements de la rue et le spectre de l’instabilité politique aidant, la classe politique a lancé ces derniers jours un mot d’ordre on ne peut plus clair : priorité est au respect de la Constitution, à la stabilité et l’unité, susceptibles de contrer l’épouvantail du fédéralisme brandi par le chef du CPL. Conscient de l’impact négatif que cette proposition a suscité même parmi ses alliés, Michel Aoun s’est rétracté samedi, arguant qu’il s’agissait d’un recours ultime. Il sera suivi par Gebran Bassil, qui a clairement indiqué lors d’un iftar que « le Liban ne saurait être divisé ». Le ministre des Affaires étrangères, dont les propos devant le gouvernement ont provoqué des réactions à la chaîne, a même été jusqu’à préconiser la « nécessité d’éviter la confrontation ».
Bref, le retour à l’accalmie est inéluctable, s’accordent à dire les observateurs. Un constat fait même au sein du CPL qui semble avoir réalisé l’ampleur des dégâts occasionnés par son mouvement de fronde, qui a visé deux institutions intouchables en ces circonstances : la présidence du Conseil et l’armée, soit l’épine dorsale d’un pays menacé en permanence de s’effondrer. Le chef du courant du Futur, l’ancien Premier ministre Saad Hariri, l’a exprimé hier dans son discours en des termes clairs : « M. Salam a bien fait de préserver le dernier rempart du pouvoir constitutionnel. » Très attendu au lendemain de cette crise, le discours de Saad Hariri hier a fait ressortir la possibilité d’une solution « réaliste » pour résoudre la question présidentielle, soulignant que son parti n’oppose de veto à aucun candidat. Exprimant son refus de polémiquer avec le CPL, il a rejeté la responsabilité du conflit actuel sur le Hezbollah et ses ingérences aventurières en Syrie.
Plat de dattes
Outre les déclarations virulentes de plusieurs responsables, qui ont dénoncé les propos désobligeants adressés par M. Bassil à Tammam Salam – traité de « daechiste » en pleine séance du Conseil des ministres –, le défilé des délégations populaires au domicile du Premier ministre à Mousseitbé était fort significatif du soutien à la légalité, ou ce qui en reste.
Si l’on peut comprendre que les adversaires politiques du chef du CPL aillent jusqu’à le traiter, ainsi que son beau-fils, de « Don Quichotte », accusation signée par le ministre de la Justice Achraf Rifi et le député joumblattiste Antoine Saad, l’on peut toutefois s’étonner un peu des prises de position affichées par les membres du bloc du Développement et de la Libération, qui, sans les nommer, ont critiqué frontalement les aounistes. C’est le cas notamment du député Kassem Hachem, qui s’est demandé « jusqu’à quand certains continueront à contrôler le destin des institutions ? » avant de refléter l’humeur générale des citoyens, qui « en ont marre des politiques destructives ».
Le ministre des Finances, Ali Hassan Khalil, a été encore plus loin en affirmant que « la Constitution n’est pas un plat de dattes que l’on mange lorsqu’on a faim », critiquant implicitement les prises de position de M. Bassil en matière d’interprétation de la Constitution, lorsque ce dernier s’est autoproclamé « chef de l’État » en Conseil des ministres, en l’absence d’un président de la République. Ce à quoi un ministre du Futur a d’ailleurs répondu hier : « Moi aussi je suis un chef de l’État selon cette logique, et je peux donc m’opposer à ses propositions. » Voyage au bout de l’absurde.
Le mécontentement suscité par ce qui a été qualifié d’ « aventurisme » du CPL, pour reprendre le terme récurrent employé ces derniers jours, est donc généralisé dans le discours politique pour stigmatiser l’escalade populaire du général Aoun, et englobe également son puissant allié, le Hezbollah, ce qui expliquerait l’euphémisme utilisé vendredi par le secrétaire général du parti chiite pour justifier la non-participation de sa formation au mouvement de rue initié par le CPL : « Le général Aoun ne nous a pas demandé de participer car il comprend le poids des responsabilités du Hezbollah. » Tel est l’avis véhiculé par certains analystes politiques, qui croient savoir que le parti « n’était pas très enthousiaste pour rejoindre le cortège des protestataires en colère ».
S’efforçant de ne pas se désolidariser de ses alliés aounistes, le Hezbollah a néanmoins appelé hier, par la bouche de ses députés, au respect du partenariat et à l’inclusion de toutes les parties libanaises.
« Non des blocs parlementaires… »
Autant de signes qui vont en direction d’une tentative d’apaisement, avant la tenue du prochain Conseil des ministres, à la fin de ramadan. Les quelques contacts en cours pour essayer de débloquer la situation font état de plusieurs formules de vote susceptibles d’assurer la coexistence au sein du gouvernement, notamment celle qui consiste à diviser les dossiers en catégories et appliquer à chaque catégorie un mode de vote précis. Les milieux du Premier ministre considèrent toutefois que M. Salam ne saurait s’aventurer dans un mode de sélectivité des dossiers selon leur impact sans risquer de voir les parties en présence sombrer dans l’arbitraire, chacun des protagonistes ayant son interprétation de ce qui est sensible et de ce qui ne l’est pas.
Quant aux dossiers plus épineux et de nature éminemment politique, ils devront être examinés « en dehors du Conseil des ministres jusqu’à parvenir à une entente parmi les différents protagonistes », assure une source proche de Mousseitbé. Par conséquent, tout dossier conflictuel devra mûrir auparavant à l’extérieur avant d’être placé à l’ordre du jour. Cette solution est renforcée par la ferme conviction que « le Premier ministre dirige un Conseil des ministres et non des blocs parlementaires », comme l’a souligné hier le ministre de l’Environnement, Mohammad Machnouk.
Une chose est sûre : il n’est pas question de mettre en place un nouveau mécanisme de vote qui risque de modifier le règlement interne du fonctionnement au sein du Conseil des ministres, assurent les milieux de Mousseitbé.
Parallèlement, les Forces libanaises (FL) ont entrepris des contacts auprès du Premier ministre, du chef du courant du Futur et du général Aoun pour sonder le terrain en vue d’une éventuelle médiation que leur président, Samir Geagea, serait prêt à assurer, a confié à L’Orient-Le Jour une source informée au sein des FL. Une dynamique qui est encore à ses débuts et qui se développe lentement et progressivement, selon des sources bien informées.