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Une part de torte

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La sachertorte est un gâteau au chocolat et à la gelée d’abricots, littéralement improvisé en 1832 à Vienne pour les invités du prince Metternich et qui n’a cessé, depuis, de jouir d’une renommée mondiale. On ne sait trop si la vingtaine de chefs de diplomatie réunis depuis hier dans la capitale autrichienne pour débattre du conflit de Syrie ont eu l’occasion d’y goûter. En revanche, c’est au partage d’un Moyen-Orient en pleine mutation, en état de décomposition avancée, que fait irrésistiblement penser cette concertation qui se déroule sous les auspices des deux géants russe et américain.

La conférence de Vienne est en elle-même un développement notable, puisqu’elle donne lieu à plus d’une première, la moindre n’étant pas la présence, en un même lieu, des principaux acteurs du drame syrien. Miracle de l’atome : longtemps tenue à l’écart par Washington, en dépit de son rôle essentiel dans ce conflit, la République islamique d’Iran n’est plus un État pestiféré depuis la conclusion – toujours à Vienne – de l’accord historique sur le nucléaire. Malgré leurs haines réciproques, illustrées hier encore par la vive altercation qui a opposé leurs ministres, Iraniens et Saoudiens songeraient même à étendre leur recherche d’un compromis au Yémen et à l’Irak, ces deux épines plantées sur le flanc du royaume wahhabite.

Pour en revenir à la Syrie, c’est théoriquement le sort du président Bachar el-Assad qui se joue à Vienne. Or, qui dit jeu dit aussi enchères et surenchères, bluff et autres manœuvres, chaque partie s’efforçant dans le même temps de pousser ses pions (et champions !) sur le terrain. Le cadre de la discussion est bien délimité : il s’agit de ce processus de transition politique qui devra déboucher sur un gouvernement représentatif des diverses composantes syriennes à l’exclusion, bien évidemment, des islamistes radicaux. Or, même si le principe d’un départ à terme de Bachar venait à s’imposer à tous – ce qui est loin d’être encore le cas –, c’est la durée de cette phase transitoire – raisonnablement brève pour les Occidentaux et longue pour les Russes et les Iraniens – qui déterminera le cours des évènements.

Il reste que pour les Syriens, comme d’ailleurs pour les autres peuples de la région, le temps, c’est précisément l’ennemi, tant en effet se trouvent ainsi consacrés de désastreux faits accomplis. Affolants de pessimisme sont, à ce sujet, les constats dressés au cours d’une conférence académique du renseignement qui se tenait il y a quelques jours à Washington. Pour le chef de la DGSE française Bernard Bajolet, qui prenait soin de s’exprimer à titre personnel, le Moyen-Orient que nous avons connu est fini, et ni la Syrie ni l’Irak ne retrouveront plus jamais leur ancienne physionomie. Le chef de la CIA Joe Brenner ne l’a certes pas contredit en affirmant qu’il était désormais difficile d’envisager un gouvernement central dans des pays comme la Syrie, l’Irak, la Libye ou le Yémen.

En termes plus clairs, c’est la disparition inexorable, irréversible, des lignes établies par l’accord Sykes-Picot de 1916 que semblent annoncer ces deux maîtres-espions. Or, de tous les États de la région issus de ce découpage franco-britannique des territoires anciennement ottomans, c’est bien le Liban qui est appelé à montrer au monde qu’il mérite d’exister. Et surtout qu’il aspire lui-même à exister, qu’il n’épargne aucun effort, aucun sacrifice à cette fin. Bien davantage que les pays environnants menacés d’éclatement durable, le nôtre n’a d’autre raison d’exister que sa formule de coexistence communautaire, même s’il peut s’avérer nécessaire de faire preuve d’imagination pour mieux la gérer. Ce ne sont pas les luttes sectaires pour le pouvoir, mais un retour au règne des institutions ainsi que des progrès sur la voie d’une vaste décentralisation qui pourront faire échec à une impraticable partition ou alors à une dilution du Liban dans quelque entité voisine.

Longtemps marginalisé, le Liban a été invité à se joindre à la grande valse viennoise, et on ne peut évidemment qu’applaudir à cette modeste tranche de torte qui lui est dévolue. Pourvu seulement que le ministre Gebran Bassil, qui trouve là une occasion rare de jouer dans la cour des grands, garde à l’esprit la politique de neutralité suivie par son propre gouvernement…

Issa GORAIEB